Les Jeux Qui Traitent: La dépression
- ludipsy
- 15 juil. 2020
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 janv. 2021
Un événement de confinement planétaire comme celui que nous vivons présentement a deux effets remarquables : les gens jouent davantage aux jeux vidéo pour occuper leur temps d’isolement, et ils sont aussi plus à risque de développer des troubles psychologiques en raison du contexte. Quoi de mieux, donc, que de capitaliser maladroitement sur ces deux marchés en émergence?
Dans la série Les Jeux Qui Traitent, je compte faire régulièrement un survol d’une problématique psychologique puis faire des recommandations de jeux qui traitent de ce sujet, mais aussi des recommandations de jeux qui traitent ce trouble. Nous allons donc nous promener de genre ludique en genre ludique et de console en console, en se concentrant sur un trouble psychologique différent à chaque fois. J’ai honnêtement parié la totalité de la série sur la qualité du jeu de mots de mon titre, donc si vous n’avez pas souri à lire le verbe « traiter » employé de deux façons différentes, dites-vous que ça ne peut qu’empirer à partir d’ici. Parlant de choses qui empirent, aujourd’hui on traite de Dépression!

C’est pas sa journée. Tiré de Mother 3 (Hal Laboratory, 2006)
Tout ce que je n’ai pas appris sur Wikipédia
Ce qu’on décrit dans le langage courant comme «la dépression » ou « être en dépression » sont des désignations populaires pour parler d’un diagnostic de Trouble Dépressif Majeur (TDM), ou Major Depressive Disorder (MDD). C’est très normal chez toute personne d’avoir des journées où on se sent triste, fatigué, irrité, etc. Cependant, quand ces humeurs durent pendant plusieurs semaines et affectent de façon significative la personne et ses proches, on peut commencer à parler d’un trouble. Les symptômes sont si importants qu’ils entravent le fonctionnement quotidien, le travail et les interactions sociales. C’est à ce moment qu’on pose un diagnostic et qu’on prend en charge la personne afin d’éviter que les symptômes n’empirent.
Toutefois, toutes les dépressions ne se présentent pas de la même façon. Un même trouble s’exprimera différemment chez chaque personne qui le présente. C’est pourquoi que notre manuel de santé mentale nord-américain, le Diagnostic And Statistic Manual of Mental Disorder Fifth Edition (DSM-5 à partir de maintenant parce que j’ai autre chose à faire que l’écrire au long, non mais), aide les psychologues à identifier au moins cinq symptômes parmi une possibilité de neuf possibles pour poser un diagnostic :
· Une humeur dépressive pendant la journée, la majorité de la journée (chez les enfants, on va chercher à observer une humeur irritable)
· Une perte d’intérêt marquée pour toutes les activités (autant le travail que les loisirs)
· Un changement de poids (gain ou perte)
· Un changement dans le rythme de sommeil (insomnie ou hypersomnie)
· Une agitation ou une lenteur psychomotrice accrue
· De la fatigue et une perte marquée d’énergie
· Des sentiments de culpabilité ou d’être moins que rien récurrents
· Une difficulté à se concentrer, à faire des choix, à se mettre à l’action
· Des pensées récurrentes de mort et/ou des idéations suicidaires, pouvant aller jusqu’à une tentative de suicide.
Au moins 5 de ces 9 symptômes doivent être présents de manière persistante chaque jour depuis deux semaines. Ils ne doivent cependant pas avoir été causé par une condition médicale (par exemple une atteinte au cerveau ou un cancer) ou par la prise d’une substance (par exemple des opioïdes ou un épisode de Bojack Horseman).
Le trouble dépressif majeure va toucher un canadien sur dix au courant de sa vie (Knoll et MacLean, 2017). Elle affecte actuellement 4.7% de la population du Canada, et deux fois plus de femmes que d’hommes (Albert, 2015). La prévalence de ce trouble dans la population est restée stable depuis les dix dernières années (Pattern, 2016) mais les évènements de 2020 pourraient venir changer cette tendance.
Un épisode de dépression majeure peut survenir à n’importe quel moment de la vie et s’installer graduellement. On entend souvent des personnes en dépression que le trouble devient manifeste pour eux lorsque se lever et s’habiller commencent à être ressenti comme des tâches d’une extrême difficulté. Ainsi, le travail et les relations sociales sont fortement handicapés par la fatigue et la perte de plaisir (qu’on désigne aussi comme l’anhédonie). Malheureusement, une diminution des contacts sociaux entraîne un grand risque d’isolement, qui va générer davantage de honte, de culpabilité et limiter les sources de soutien. La dépression se nourrit des comportements qu’elle entraîne et va empirer de cette façon. À son paroxysme, la vie peut commencer à représenter une telle souffrance chez ces personnes qu’ils considèrent s’enlever la vie. L’isolement et la fracture de l’estime de soi leur enlève souvent la capacité de percevoir leur propre importance ou la possibilité que leur état s’améliore.

Un sentiment qui me parle. Tiré de Undertale (Toby Fox, 2015)
Rien de tout cela n’est très joyeux ni très propice à être mis en jeu. Un épisode de dépression majeur émousse la capacité d’action des personnes. Ainsi, un personnage dépressif, isolé, fatigué, en état d’anhédonie offre très peu de qualité qu’on recherche dans un avatar (mais toutes les qualités qu’on recherche dans un adversaire de League of Legends). Toutefois, cela n’a pas découragé de nombreux studios de tenter d’incorporer la dépression dans leur jeu.
Ce bouton-là le fait pleurer
La dépression est rarement le fil conducteur des jeux vidéo grand-public mais ceux-incluent parfois des séquences précises plus contemplatives qui mettent en scène des personnages déprimés. Ces moments dénudés d’action servent à susciter l’empathie des joueurs et augmenter leur identification à la quête du personnage principal. C’est la proposition faite durant les premières heures de Heavy Rain (Quantinc Dream, 2010) qui met le joueur dans la peau d’Ethan Mars, un nord-américain dans la mi-trentaine, alors qu’il perd un de ses deux enfants dans un accident. Le jeu déploie une séquence complète dans sa nouvelle vie, séparé de sa conjointe, à tenter sans trop savoir comment de reconnecter avec son autre fils. Ethan est visiblement fatigué, déprimé, coupable, déconcentré et d’une humeur maussade. Il va confier un peu plus tard à son psychologue une difficulté à obtenir un sommeil réparateur.
Heavy Rain change éventuellement de vitesse et extirpe Ethan de sa torpeur en lui donnant une autre situation traumatique à gérer (deux enfants = deux fois plus de chance de tragédie), tout en offrant quand même au joueur une bonne heure à vivre plusieurs des symptômes d’un trouble dépressif majeur.[1]
[1] Ethan Marshe présente très probablement aussi un diagnostic de trouble de stress post-traumatique qui partage certains symptômes avec un épisode de trouble dépressif.

Le jeu envoie des indices subtils que notre personnage est triste. Tiré de Heavy Rain
(Quantic Dream, 2010)
Le trauma est un point d’ancrage central de beaucoup des personnages qui présentent des symptômes de dépression. Les univers fantastiques des jeux font régulièrement exploser une planète ou deux pour susciter un iota de réaction chez leurs joueurs. On peut empathiser avec Celes Chere dans Final Fantasy VI (Square, 1994) qui vit en quelques semaines la destruction de l’entièreté du monde connu suivi de la mort de la dernière personne avec qui elle partageait sa vie. Celes est visiblement dépressive, a perdu espoir et vit beaucoup de culpabilité. Elle présente des idéations suicidaires qui vont la pousser à agir dans une des rares tentatives de suicides représentées aussi directement dans un jeu.

Elle survit. Grâce à la magie. Ou peut-être l’amitié. Tiré de Final Fantasy VI, (Square, 1994)
Ainsi, les représentations de personnages déprimés dans le jeu régulièrement associées à des évènements critiques de changement ou de perte dans leur vie. Ces situations entraînent un important deuil qui peut inclure beaucoup de symptômes associés à la dépression sans toutefois se classifier comme un trouble dépressif majeur. En effet, il est important de distinguer le deuil et de la dépression. Il s’agit de deux entités différentes malgré plusieurs point similaires.
Vivre un deuil entraîne énormément de tristesse, mais ne va pas automatiquement générer un trouble dépressif. Même si les deux états entraînent une grande tristesse, une perte d’énergie et un sentiment de vide, les humeurs dépressives vécues en situation de deuil sont décrites comme arrivant par vagues, souvent lorsqu’on est confronté à quelque chose qui nous remémore la perte. Ces vagues de tristesse ne sont pas présentes dans le trouble dépressif majeur qui est persistant dans le temps sans être affecté par le contexte. De plus, l’estime de soi est préservée dans le deuil alors qu’elle est fortement fragilisée durant la dépression.
GRIS (Nomada Studios, 2018), exemplifie parfaitement le deuil à travers une allégorie du cheminement interne suite à la fin d’une relation importante. Cependant, il ne s’agit pas d’un jeu qui traite de la dépression tel qu’on l’entend au sens d’un trouble dépressif majeur . GRIS plonge dans une psyché dénudée de couleurs et fragmentée par la perte. La protagoniste est initialement lente, fatiguée et désorientée. Alors qu’elle va progressivement restaurer les couleurs de son monde interne, l’être perdu va revenir par vagues, de niveau en niveau, et créer des situations de tension et d’affrontement. GRIS arrive à transmettre, sans mots, tout le cheminement émotionnel associé au deuil et à la séparation. Ce processus inclut une phase de dépression mais seulement dans le cadre de la progression naturelle vers le réajustement à la vie après la séparation.

Jouer à avoir un trouble
Certains jeux se sont toutefois réellement attaqués à représenter un épisode de trouble dépressif majeur et en faire l’argument central de la narration. Le trouble dépressif a une composante particulièrement intime qui est le plus souvent mise en jeu par un développeur indépendant voulant partager son parcours spécifique. Gone in November (Forastamine, 2016), Depression : The Game, (Deepworks Studio, 2018) et Drowning (Polygonal Wolf, 2019), pour ne nommer que ceux-ci, s’inscrivent tous dans ce courant. Il s’agit de jeu d’auteur en ce sens que l’expression d’un sentiment spécifique du créateur représente le cœur de la jouabilité. Ces jeux font vivre un moment dans la vie d’une personne qui vit un épisode de trouble dépressif majeur, souvent en demandant d’accomplir des tâches quotidiennes ou de suivre un chemin dans un environnement abstrait en se faisant expliquer les choses de la vie pendant quarante minutes.
Malgré leur honnêteté dans l’expression des sentiments vécus par le développeur, ces jeux sont empreints d’une certaine maladresse dans la représentation de la dépression. Les symptômes sont amenés dans leur forme la plus aigüe et le joueur se retrouve au moment le plus catastrophique d’un épisode de dépression majeur. Ces jeux manquent de nuance en présentant le trouble dépressif de façon extrêmement binaire : « Maudit que tu vas mal. Appuie A pour te tuer ou B pour survivre et aller mieux.» Je paraphrase. À peine.

On résume un peu trop le propos, ici. Tiré de Depression : The Game (Deepwork Studios, 2018)
J’ai beaucoup de problème avec cette simplification à outrance du conflit. Présenter la dépression sans tabou n’est pas une mauvaise chose, mais ces jeux manquent souvent de distance par rapport à leur propos. Par ailleurs, ils décrivent souvent la médication comme un piège et rejettent le soutien professionnel alors que ce sont les deux composantes les plus importantes d’une intervention.
Un jeu toutefois arrive à représenter correctement le trouble dépressif majeur sous tous ses angles : Depression Quest de Zoë Quinn, Patrick Lindsey et Isaac Schankler (2013). Au lieu d’une randonnée dans un environnement gris, Depression Quest est transmis textuellement. Le jeu s’adresse au joueur avec la deuxième personne du singulier. Les évènements se passent au Tu, ce qui personnalise les situations d’une façon inusitée. L’expérience est ressentie sans être trop incarnée. Beaucoup de détails sur notre personne, notre travail et notre âge sont laissés vagues afin de nous raconter une histoire dans laquelle nous pouvons le plus facilement nous reconnaître.
Le jeu transmet clairement les enjeux de la dépression à travers sa mécanique centrale. Face à des situations de la vie courante, le joueur doit choisir une façon de réagir. D’entrée de jeu, certains choix sont barrés à cause du trouble dépressif. Plus le joueur s’enfonce dans son humeur négative, plus des choix se referment et renforcent la boucle de négativité.

Les deux mots les plus sexy du dictionnaire : Rhétorique Procédurale. Tiré de Depression Quest, (Zoë Quinn, 2013)
Tous les symptômes sont observables et mis en scène dans des situations auxquelles les joueurs peuvent s’identifier. Le travail est épuisant; les relations sociales sont stressantes; on vit de la honte et de la culpabilité de ne pas être un meilleur partenaire amoureux. Le sommeil et l’appétit sont altérés. Tout ceci se passe en l’absence de trauma majeur, sans qu’aucune entité extraterrestre ne soit venue kidnapper le président et/ou voler toutes les couleurs du monde.
L’humeur du joueur fluctue au fil de plusieurs mois et il peut faire le choix de débuter une thérapie ainsi que de prendre des antidépresseurs. Ces deux sujets sont amenés avec doigté et décrits comme des aspects importants du processus de traitement. La thérapie n’est toutefois pas non plus une solution miracle et le jeu se termine alors que le joueur ne se sent pas parfaitement guéri. Les développeurs se prononcent d’ailleurs à la fin du jeu :
«Like depression itself, Depression Quest does not have an end really. There is no neat resolution to depression, and it was important to us that Depression Quest's own resolution reflect that. Instead of a tidy ending, we want to just provide a series of outlooks to take moving forward. After all, that's all we can really do with depression - just keep moving forward. »
Qu’est-ce qu’on a appris aujourd’hui?

Ça résume bien mon année. Tiré de Night in the Woods (Infinite Fall, 2017)
Beaucoup de jeux traitent de personnages aux prises avec un conflit interne et des symptômes dépressifs, mais la majorité des jeux grand-public nous parlent davantage de deuil ou de trouble de stress post-traumatique (qu’on va sûrement prendre le temps de visiter dans des articles subséquents).
La mise en jeu de la dépression véhicule souvent le message traître que frapper un méchant assez fort va nous redonner envie de sourire. Puisque les jeux se concentrent sur un conflit externe aux personnages dépressifs, on en arrive souvent à un point où la résolution de cette embûche résout du même coup la dépression. La majorité des jeux s’arrêtent une fois le conflit résolu, pas nécessairement une fois les affects dépressifs résorbés. On peut donc constater que le traitement de la dépression n’est pas le centre du jeu, même si c’est le centre de la caractérisation du personnage.
Les jeux qui traitent directement du trouble dépressif majeur le font souvent dans une perspective un peu trop réduite ou relient immédiatement la dépression au risque suicidaire. Depression Quest arrive à éviter ces pièges et offre la meilleure fenêtre sur le trouble dépressif majeur que j’aies eu l’occasion de jouer. Ces jeux ne remplacent toutefois pas un vrai traitement. Les jeux que je vous ai présenté jusqu’à date ne font que traiter de dépression. Il existe toutefois une autre catégorie de jeux qui essaient de s’insérer dans le processus d’intervention psychologique. Ces jeux qui traitent la dépression par différents moyens, que nous explorons dans la prochaine chronique.
Entre temps, si vous observez les symptômes décrits dans la première partie chez vous-même ou chez un proche, parlez-en, ou téléphonez à une ligne d’écoute et de soutien dans votre région. Ce n’est pas une façon très rigolote de terminer cet article mais c’est néanmoins capital. Brisez l’isolement, allez chercher de l’aide. Faites-le pour vous.
Équipe LudiPsy,
Simon Delorme
Présentation podcast
RÉFÉRENCES:
American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed.). Washington, DC: Auteur
Knoll, A. D., & MacLennan, R. N. (2017). Prevalence and correlates of depression in Canada: Findings from the Canadian Community Health Survey. Canadian Psychology/psychologie canadienne, 58(2), 116.
Patten, S. B., Williams, J. V., Lavorato, D. H., Wang, J. L., McDonald, K., & Bulloch, A. G. (2016). Major depression in Canada: what has changed over the past 10 years?. The Canadian Journal of Psychiatry, 61(2), 80-85.
Albert P. R. (2015). Why is depression more prevalent in women?. Journal of psychiatry & neuroscience : JPN, 40(4), 219–221. https://doi.org/10.1503/jpn.150205
LUDOGRAPHIE:
Depression Quest, The Quinnspiracy, 2013. Écrit par Zoë Quinn et Patrick Lindsey. Réalisé par Zoë Quinn. PC.
Depression: The Game, Deepworks Studio, 2018. Écrit par Robert Choate. Réalisé par Silem Beji. PC
Drowning, Polygonal Wolf, 2018. Auteur et réalisateur inconnu. PC.
Final Fantasy VI, Square, 1994. Écrit par Yoshinori Kitase et Hironobu Sakaguchi. Réalisé par Yoshinori Kitase et Hiroyuki Ito. Super Nintendo.
GRIS, Nomada Studios, 2018. Réalisé par Conrad Roset. PC.
Gone in November. Florastamine, 2016. Écrit et réalisé par Florastamon. PC.
Heavy Rain, Quantic Dream, 2010. Écrit et réalisé par David Cage. Playstation 3.
Mother 3, Brownie Brown et HAL Laboratory, 2006. Écrit par Shisegato Itoi. Réalisé par Nobuyuji Inoue. Game Boy Advance.
Night in the Woods, Infinite Fall, 2017. Écrit par Scott Benson et Bethany Hockenberry, Réalisé par Alec Holowka, Scott Benson et Bethany Hockenberry. PC.
Undertale, Toby Fox, 2015. Écrit et Réalisé par Toby Fox. PC.
Merci beaucoup pour cet article. Ayant récemment perdu mon père à cause de la dépression et en étant doctorante sur l'apprentissage par les jeux j'ai joué Depression Quest pour essayer de comprendre ce qu'il a vécu...ça n'aide pas à ne plus ressentir cette douleur mais il permet de comprendre et parfois c'est vraiment ce qu'il nous faut à ce moment-là.